CHAPITRE 11
Emerson se montra plus loquace quand je lui demandai ce qu’il avait précisément l’intention de faire au Caire.
— En effet, c’est bien beau, ajoutai-je, de parler vaguement de suivre la piste de Sethos, mais sans savoir d’où partir, il sera difficile de trouver une piste, et encore plus de la suivre.
J’avais parlé d’un ton un peu acerbe, car le refus d’Emerson de se confier à moi m’avait profondément blessée. Il parut ne pas remarquer mon agacement, mais répondit aimablement :
— Je suis heureux que vous abordiez cette question, Peabody. J’envisage deux façons de procéder. D’abord, nous devons demander aux autorités ce qu’elles savent de ce scélérat. Nous avons une raison légitime d’exiger ces informations, vu que nous sommes en droit de nous estimer menacés par lui. Mais j’espère plus de ma seconde source de renseignements, c’est-à-dire de mes relations dans les bas-fonds du Caire. Je ne serais pas surpris d’apprendre que même les principaux lieutenants de Sethos ignorent sa véritable identité. Toutefois, en faisant des recoupements, nous pourrions peut-être relever un indice.
— Parfait, Emerson. C’est exactement ainsi que j’allais proposer de procéder.
— Mmm, dit Emerson. Avez-vous d’autres suggestions, Peabody ?
— Je ne vois guère comment faire mieux, Emerson. Cependant, j’ai eu aussi l’idée de prendre le problème par l’autre bout, si je puis dire.
— Je ne vous suis pas, Peabody.
— Je veux dire qu’au lieu de recueillir d’autres informations, nous devrions examiner de plus près les quelques faits déjà en notre possession. Je suis convaincue que c’est Sethos lui-même qui a porté les calices à notre chambre. Et nous savons que lui ou l’un de ses tueurs à gages était dans l’hôtel la nuit de l’assassinat de Kalenischeff. J’ai l’intention d’interroger et, si nécessaire, d’acheter ou de menacer les employés qui étaient de service à ces moments-là.
— Vous savez bien sûr que la police les a déjà questionnés.
— Oh oui, mais ils n’auront pas tout dit à la police. Ces gens-là rechignent souvent à coopérer avec la police. C’est la même chose dans tous les pays.
— Exact. Rien d’autre ?
— Si. Vous est-il venu à l’esprit que, même si Ronald Fraser n’est pas Sethos lui-même, il peut avoir partie liée avec la bande ?
— Étrangement, oui, cette idée m’était venue à l’esprit, répondit Emerson en caressant sa fossette au menton. Ou bien, s’il ne s’agit pas de Ronald, alors Donald. Qu’ils aillent au diable tous les deux, ajouta-t-il. Pourquoi ont-ils des prénoms quasi identiques ? Je ne cesse de les confondre.
— Je suis sûre que nous pouvons éliminer Donald, Emerson. Il était avec moi ce matin, et c’est un miracle qu’il n’ait pas été tué.
— Quel meilleur alibi ? s’écria Emerson. Si c’est lui Sethos, il pouvait demander à un complice de lui tirer dessus et de le rater – ce qui s’est du reste produit.
— Il ne pouvait pas savoir que je me réveillerais et le suivrais, Emerson.
— Ce n’est pas pour ça que vous voulez l’éliminer, Peabody, grogna Emerson. Vous avez un faible pour les jeunes amoureux. Pitoyable.
— Ridicule, Emerson. J’élimine Donald par simple logique. Nous avons tous deux entendu Ronald Fraser donner rendez-vous à son frère. Comme Donald me l’a expliqué, il a fait allusion à un endroit où ils avaient l’habitude de se retrouver quand ils étaient enfants. Comment Ronald a-t-il appris où se cachaient son frère et Enid, à moins qu’il ne soit en rapport avec ce mystérieux personnage qui sait tout et voit tout ? Et comment Sethos a-t-il su que Donald se trouverait à l’aube près du fleuve, à moins que Ronald ne l’en ait averti ?
— Bon sang, Peabody, vous avez vraiment le chic pour ne pas voir ce qui crève les yeux ! C’est parce que vous êtes obsédée par ce gredin. Vous le voyez partout et vous lui attribuez des pouvoirs quasi surnaturels !
— Vraiment, Emerson…
— L’explication la plus simple et la plus évidente, poursuivit Emerson avec humeur, c’est que Ronald a tenté de tuer son frère. Cette atroce tentative d’homicide était d’ordre strictement privé, sans rapport avec le moindre Maître criminel ! Pourquoi Ronald hait Donald, je n’en sais rien, mais il y a plusieurs possibilités – un héritage, ou bien la rivalité pour obtenir la main de la jeune fille, par exemple. Les gens se tuent entre eux pour les raisons les plus ridicules.
— Dans un cas comme dans l’autre, rétorquai-je aussi vivement, il faut que nous en apprenions davantage sur Ronald Fraser. Je peux du moins essayer de savoir s’il était bien en Égypte l’hiver dernier. En ce cas il a dû entrer dans le pays sous son vrai nom, et il a sans doute séjourné un certain temps au Shepheard’s. M. Baehler pourra me dire si c’était ou non le cas.
— Vos généralisations hâtives sont, comme d’habitude, sans fondement, mais cela ne coûte rien de demander, grogna Emerson. Nous sommes arrivés, Peabody, rassemblez vos bagages.
Le train pénétra dans la gare principale. Emerson ouvrit la portière du wagon et se retourna avec un sourire bienveillant pour aider la vieille dame qui avait été notre seule compagne durant le voyage. Elle était assise tout au bout de la banquette, nous observant de ses grands yeux, et quand Emerson lui tendit la main, elle poussa un cri.
— Allez-vous-en ! hurla-t-elle. Meurtriers… Assassins… Chauves-souris… Laissez-moi, monstres !
Mes efforts pour la rassurer la firent enrager encore davantage, et nous fûmes forcés de la laisser là. Elle semblait, la pauvre, ne pas avoir toute sa raison.
Nous nous rendîmes en premier lieu au commissariat de police, place Bab el-Khalk. Le major Ramsay eut l’impolitesse de nous faire attendre dix bonnes minutes, et je présume que c’eût duré plus longtemps si Emerson, avec son habituelle impétuosité, n’avait écarté l’employé, malgré ses protestations, et n’avait ouvert à la volée la porte d’un bureau intérieur. Un échange vif s’ensuivit, auquel je me gardai de prendre part, car j’estimais les critiques d’Emerson parfaitement justifiées. Au cours de la discussion, Emerson m’offrit une chaise et s’assit lui-même. Aussi Ramsay finit-il par se résigner à l’inévitable.
Emerson ne perdit pas plus de temps en politesses.
— Bien entendu, vous connaissez, Ramsay, l’affaire des pilleurs de tombes que Mme Emerson et moi-même avons appréhendés au cours de la dernière saison.
— J’ai là votre dossier devant moi, répondit Ramsay avec humeur en indiquant une chemise. J’étais en train de le parcourir quand vous avez fait irruption. Si vous m’aviez laissé le loisir de l’examiner…
— Enfin quoi, mon vieux, combien de temps vous faut-il pour lire une douzaine de pages ? s’écria Emerson. Vous devriez le connaître par cœur de toute façon.
Je jugeai opportun de calmer le débat par une remarque apaisante.
— Puis-je vous suggérer, Emerson, que nous gagnions un temps précieux en évitant les reproches ? Nous sommes venus, major Ramsay, parce que nous voulons que vous nous disiez tout ce que vous savez du Maître criminel.
— De qui ? s’exclama Ramsay.
— Vous le connaissez peut-être sous l’appellation de « Maître », l’un des noms utilisés par ses acolytes. Il est connu aussi sous le nom de Sethos.
Ramsay continua de me dévisager avec une expression parfaitement idiote. Je tentai ma chance à nouveau :
— Le chef de cette bande de voleurs d’antiquités. Si vous avez bien lu le rapport, vous savez qu’il nous a malheureusement échappé.
— Oh ! Ah oui. (Avec une lenteur désespérante Ramsay tourna les pages.) Oui, tout est là. Félicitations de la part de M. de Morgan du Département des Antiquités, de la part de Sir Evelyn Baring…
— Eh bien, dis-je, la police a sans doute tout mis en œuvre pour tenter d’identifier et de retrouver ce maître du crime. Où en sont vos investigations ?
— Madame Emerson. (Ramsay referma le dossier et joignit les mains.) L’administration et la police vous sont reconnaissantes de vos efforts pour mettre fin aux activités d’une bande de voleurs du cru. Toutes ces histoires à propos de maîtres criminels aux pseudonymes saugrenus sont absurdes.
Je posai la main sur le bras d’Emerson pour le calmer.
— Tout le monde a entendu parler de Sethos dans les bazars, dis-je. On évoque en chuchotant le Maître et la terrible vengeance qu’il réserve à ceux qui trahissent sa cause scandaleuse.
Ramsay porta la main à la bouche pour dissimuler un sourire.
— Nous ne prêtons pas attention aux commérages des indigènes, madame Emerson. Ce sont des gens si superstitieux, si ignorants. Ma parole, si nous écoutions toutes ces rumeurs sans fondement, nous n’aurions plus le temps de faire autre chose.
D’entre les lèvres entrouvertes d’Emerson sortit une espèce de gargouillis, faisant penser à une bouilloire proche de l’ébullition.
— Je vous en prie, ne dites pas de choses pareilles, Major, l’implorai-je. Je ne saurais garantir votre sécurité si vous poursuivez dans cette voie. Depuis que nous sommes arrivés en Égypte il y a moins d’une semaine, nous avons été attaqués à plusieurs reprises par cet homme dont vous niez l’existence. On a tenté d’enlever notre fils et, pas plus tard que ce matin, une balle tirée par un tireur embusqué m’a manquée de justesse, blessant pour de bon Don…, euh, l’un de nos assistants.
Ramsay était trop obtus pour s’aviser de mon lapsus. Le sourire avait disparu de son visage.
— Avez-vous signalé ces agressions, madame Emerson ?
— Ma foi, non. Vous voyez…
— Et pourquoi ?
Emerson se leva d’un bond.
— Parce que, beugla-t-il, la police est un ramassis de fieffés crétins, voilà pourquoi. Venez, Amelia. Cet abruti en sait moins que nous. Venez, je vous en supplie, avant que je ne défonce son bureau à coups de pied et ne me livre sur sa personne à des violences que je pourrais regretter par la suite.
Emerson écumait toujours comme nous sortions dans la rue.
— Pas étonnant que rien ne soit fait pour mettre un terme à ce trafic illégal d’antiquités, gronda-t-il. Avec un imbécile pareil en poste…
— Voyons, Emerson, calmez-vous. Le major n’a rien à voir avec les antiquités. Vous avez dit vous-même que vous n’espériez guère apprendre grand-chose de lui.
— C’est exact. (Emerson essuya son front en sueur.)
— Je regrette que vous ayez été si prompt, Emerson. Je voulais lui demander comment avançait l’enquête sur la mort de Kalenischeff.
— Parfaitement, Peabody. Tout ça est la faute de ce bougre d’idiot ! C’est lui qui m’a fait oublier ça. Retournons le lui demander.
— Emerson, commençai-je, je ne crois pas…
Mais Emerson était déjà reparti. Je ne pus que lui emboîter le pas. En courant à toutes jambes, je le rattrapai devant le bureau de Ramsay.
— Ah, vous voilà, Peabody, dit-il gaiement. Faites donc un effort pour me suivre, voulez-vous ? Nous avons un programme chargé.
À la vue d’Emerson, l’employé fila par une autre porte, et Emerson pénétra dans le bureau intérieur. Ramsay se leva d’un bond et adopta une posture défensive, dos au mur.
— Asseyez-vous, asseyez-vous, dit Emerson avec bonhomie. Inutile de faire des manières. Cela ne va pas prendre longtemps, Ramsay. Où en est l’enquête sur le meurtre de ce gredin de Kalenischeff ?
— Euh… quoi ? bredouilla Ramsay.
— Cet individu est vraiment lent, m’expliqua Emerson. Il faut être patient avec de pareils malheureux. (Il éleva la voix et parla très lentement, comme on fait lorsqu’on s’adresse à quelqu’un qui est dur d’oreille.) Où – en – est –
— J’avais compris, Professeur, dit Ramsay, tiquant.
— Parlez clair, alors. Je n’ai pas toute la journée. La jeune demoiselle est-elle toujours soupçonnée ?
Je pense que Ramsay en était arrivé à la conclusion qu’Emerson était une espèce de fou, qu’il valait mieux ne pas contrarier de peur qu’il ne devienne violent.
— Non, dit-il avec un sourire forcé. Je ne l’ai jamais crue coupable. Il est impensable qu’une dame si bien élevée ait commis un tel crime.
— Ce n’est pas ce que vous avez dit à ma femme, déclara Emerson.
— Euh… Ah bon ? (Ramsay adressa son sourire figé à la femme du fou.) Je vous demande pardon. Peut-être m’a-t-elle mal compris.
— Peu importe, Major, dis-je. Qui suspectez-vous, en ce cas ?
— Un certain mendiant, que l’on voyait souvent devant le Shepheard’s. L’un des garçons d’étage prétend l’avoir vu à l’intérieur de l’hôtel ce soir-là.
— Et le mobile ? m’enquis-je calmement.
Ramsay haussa les épaules.
— Le vol, sans doute. Je n’ai guère d’espoir de retrouver le bonhomme. Ils se ressemblent tous, vous savez.
— Seulement aux yeux des idiots et des ignorants, lâcha Emerson.
— Bien sûr, bien sûr, Professeur. Euh… Je voulais dire, ils se tiennent tous les coudes, vous savez. Il ne faut pas compter sur les autres mendiants pour l’identifier. L’un d’eux a même eu le toupet de me dire que l’individu en question était anglais. (Ramsay se mit à rire.) Vous imaginez un peu !
Emerson et moi échangeâmes un coup d’œil. Il haussa les épaules, méprisant.
— Et Miss Debenham ? questionnai-je. Avez-vous retrouvé sa trace ?
Ramsay secoua la tête.
— Je crains le pire, répondit-il avec solennité.
— Qu’elle soit morte ?
— Pire.
— Je ne vois pas ce qui pourrait être pire, observa Emerson.
— Oh, Emerson, ne soyez pas ironique, dis-je. Il fait allusion au sort qui est ordinairement tenu pour pire que la mort – jugement, inutile de le préciser, porté par les hommes. Major, avez-vous vraiment la naïveté de croire que Miss Debenham ait été vendue pour alimenter la traite des blanches ?
— L’esclavage n’a pas disparu, insista Ramsay. Malgré nos efforts.
— Je le sais, bien entendu. Mais les malheureux qui subissent ce sort et, j’en conviens, c’est un sort épouvantable – sont de pauvres enfants des deux sexes, dont beaucoup ont été vendus par leurs familles. Ces odieux trafiquants n’oseraient pas enlever une Anglaise dans l’enceinte même du Shepheard’s.
— Alors, qu’est-elle devenue ? demanda Ramsay. Elle n’a pas pu rester cachée bien longtemps. Une femme sans connaissance de la langue, des coutumes…
— Vous sous-estimez notre sexe, monsieur, repartis-je en fronçant les sourcils. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, vous aurez peut-être lieu de revoir votre jugement, et j’attendrai de vous des excuses.
Une fois que nous fûmes sortis du bureau, j’entendis la clef tourner dans la serrure.
— Et voilà, commenta Emerson comme nous ressortions dans la rue. Pas très utile, n’est-ce pas ?
— Non. Eh bien, Emerson, que faisons-nous maintenant ?
Emerson héla une voiture et m’aida à monter dedans.
— Je vous retrouverai plus tard au Shepheard’s, dit-il. Attendez-moi sur la terrasse si vous avez terminé vos interrogatoires avant que je sois de retour.
— Et où allez-vous ?
— Dans les bazars, pour explorer la piste dont je vous ai parlé.
— Je vais avec vous.
— Ce ne serait pas judicieux, Peabody. Les négociations que j’ai l’intention de mener sont de la nature la plus délicate. Mes informateurs rechigneront déjà à me parler ; la présence d’une tierce personne, fût-ce vous, pourrait les empêcher de se confier.
L’argument était irréfutable. Emerson entretient des relations rares, je pourrais même dire uniques, avec des Égyptiens de toutes sortes et de toutes classes sociales. Cela est dû à son éloquence dans l’invective, à sa force redoutable, à sa maîtrise de la langue familière, et – il me coûte de l’admettre – à son mépris complet pour la religion chrétienne. Certes, Emerson fait preuve de tolérance en ceci qu’il méprise tout autant la religion musulmane, le bouddhisme, le judaïsme et toutes les autres confessions, mais ses amis égyptiens ne voient que la religion qu’ils assimilent à la domination étrangère sur leur pays. D’autres archéologues prétendent avoir de bonnes relations avec leurs ouvriers – Petrie, je suis désolé de le dire, s’en targue toujours –, mais leur attitude est mâtinée de la condescendance propre à la « race supérieure » pour une race inférieure. Emerson n’établit pas de telles distinctions. Pour lui, un homme n’est pas un Anglais ou un « indigène », mais seulement un homme.
Je m’aperçois que j’ai digressé. Je ne m’en repens pas. La noblesse complexe du caractère d’Emerson serait même digne d’une digression encore plus longue.
Cependant, j’étais certaine qu’il y avait une autre raison pour laquelle il préférait que je ne l’accompagne pas. Lorsqu’il était célibataire, avant que je ne le rencontre et ne le civilise, Emerson avait des accointances très nombreuses dans certains milieux et ne tenait pas à ce que je les connaisse. Respectant ses scrupules et son droit à sa part de secret, je n’ai jamais tenté de m’immiscer dans ce domaine de son passé.
Estimant que j’avais droit à la même considération de sa part, je ne jugeai pas utile de l’informer que j’avais moi-même à faire dans le vieux quartier, et que, s’il s’attendait à me voir patienter sagement à la terrasse du Shepheard’s jusqu’à ce qu’il daigne réapparaître, il se trompait lourdement. Mais d’abord il me fallait procéder à mes interrogatoires à l’hôtel. Aussi laissai-je le cocher suivre l’ordre d’Emerson.
Toutefois, Baehler se révéla très décevant. Il refusa catégoriquement de me permettre de consulter les registres de l’hôtel concernant l’hiver précédent. Devant mon insistance, il accepta finalement de les consulter lui-même et il m’assura que Ronald Fraser n’était pas descendu à l’hôtel au cours de cette période. Je fus désappointée, mais non découragée ; Ronald était peut-être descendu dans un autre hôtel.
Je lui demandai ensuite le nom du garçon d’étage qui avait été de service au moment du meurtre de Kalenischeff. Comme je m’y attendais de la part d’un homme aussi efficace que M. Baehler, il connaissait les noms et les fonctions de chacun des employés de l’hôtel, mais une fois encore je me heurtai à un obstacle. L’employé en question, qui avait été affecté à l’aile du troisième étage, ne travaillait plus à l’hôtel.
— Il a eu une chance inespérée, dit Baehler avec un sourire. Un parent âgé, qui est décédé, lui a laissé une grosse somme d’argent. Il est retourné dans son village et j’ai appris qu’il vivait comme un pacha.
— Et de quel village s’agit-il ? demandai-je.
Baehler haussa les épaules.
— Je ne m’en souviens pas. C’est loin au sud, près d’Assouan. Mais vraiment, madame Emerson, si ce sont des informations concernant le meurtre que vous voulez, vous perdez votre temps à le rechercher. La police l’a longuement interrogé.
— Je vois. Je crois savoir que pour la police le meurtrier présumé serait un mendiant anonyme, et que Miss Debenham n’est plus soupçonnée.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Si vous voulez bien m’excuser, madame Emerson, j’attends beaucoup de monde…
— Une chose encore, monsieur Baehler, et je ne vous retiendrai pas plus. Le nom du garçon d’étage qui était de service dans notre partie de l’hôtel quand nous étions là.
— J’espère que vous ne le soupçonnez pas de quelque forfait, s’exclama M. Baehler. C’est un homme responsable qui est avec nous depuis des années.
Je le rassurai, et, apprenant que l’homme en question était en ce moment même à son poste, je libérai M. Baehler avec force remerciements, puis montai, le me souvenais bien de cet employé. C’était un homme maigre, grisonnant, d’âge mûr. Il avait une voix douce et des traits avenants. Mais quand il souriait, ses dents brunes et cassées gâtaient l’ensemble.
Cependant le sourire du bonhomme était sans malice, et il répondit spontanément à mes questions. Hélas, il ne se rappelait rien d’insolite sur les livreurs qui avaient apporté nos paquets. Il y avait eu un certain nombre de livraisons en provenance de plusieurs boutiques différentes. Quelques-uns des hommes lui étaient connus, d’autres pas.
Je le remerciai, le récompensai et le laissai poursuivre le paisible somme que ma visite avait interrompu. J’étais convaincue qu’il ne cachait rien. Il avait le comportement d’un homme innocent, et, du reste, s’il avait connu l’identité du livreur en question, il aurait été acheté, à l’instar de l’autre garçon d’étage – celui-là même, j’en étais sûre, qui avait prétendu avoir vu Donald à l’intérieur de l’hôtel. Sethos récompensait généreusement ceux qui le servaient fidèlement.
Vu que plusieurs de mes interrogatoires avaient tourné court, il me restait largement le temps de vaquer à mes autres affaires, et je décidai de m’y mettre tout de suite au lieu d’aller déjeuner. Emerson serait encore occupé quelques heures, et si je me dépêchais, je pourrais être de retour à l’hôtel avant qu’il ne revienne.
Au moment où je traversais le hall d’entrée, le concierge m’arrêta.
— Madame Emerson ! On a laissé cette lettre pour vous.
— Comme c’est extraordinaire, dis-je en examinant l’écriture qui m’était inconnue. (Toutefois, il ne pouvait y avoir d’erreur, car c’était bien mon nom, et au complet : Amelia Peabody Emerson.) Qui vous l’a remise ?
— Je n’ai pas reconnu le monsieur, madame. Ce n’est pas un client de l’hôtel.
Je remerciai le concierge et me hâtai de décacheter l’enveloppe. Le message à l’intérieur était bref, et les quelques lignes accélérèrent mon rythme cardiaque.
« Possède informations importantes. Serai au Café Oriental entre une heure trente et deux heures. » Signé : « T. Gregson. »
J’avais presque oublié ce célèbre détective privé – peut-être tout comme vous, cher Lecteur. Apparemment il m’avait vue entrer dans l’hôtel. Mais pourquoi avait-il écrit un mot au lieu de s’adresser à moi directement ?
Je consultai ma montre. L’heure du rendez-vous tombait à point nommé. Je pouvais me rendre à la boutique d’Aziz avant de retrouver Gregson.
N’imaginez pas, Lecteur, que la bizarrerie de ce rendez-vous m’échappât. Je risquais de tomber dans un piège. M. Gregson ne pouvait être Sethos ; ses yeux n’étaient pas noirs, mais d’un marron à l’éclat de velours. Cela dit, ce pouvait être un complice de cette mystérieuse canaille, ou bien quelqu’un d’autre avait pu se servir de son nom afin de m’attirer dans ses rets.
Somme toute, cela paraissait improbable. Je connaissais le Café Oriental. Il se trouvait au Mouski, quartier respectable très fréquenté par la communauté étrangère. Et si mes soupçons étaient fondés – c’est-à-dire si Sethos m’avait tendu une embuscade –, j’étais parée. J’étais sur le qui-vive. J’avais mon ombrelle et ma ceinture à outils.
Cependant, je jugeai préférable de prendre une précaution. Je me rendis au salon et écrivis un petit mot à Emerson. Je lui expliquai où j’allais et je l’assurai, à la fin, que si je ne revenais pas, il devait se consoler en sachant que notre profond et tendre amour avait enrichi ma vie et, je l’espérais, la sienne.
À la relecture, je trouvai le mot un peu pessimiste. Aussi ajoutai-je un post-scriptum : « Mon cher Emerson, je ne pense pas que le Maître criminel me tuera d’emblée. Cela lui ressemblerait plus de me garder prisonnière pour vous torturer quant à l’incertitude de mon sort. Je suis sûre que si je ne parviens pas à m’évader par mes propres moyens, vous finirez par me retrouver et me délivrer. Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir. Votre femme dévouée, etc. »
Je laissai l’enveloppe à la réception, avec ordre de ne la remettre à Emerson qu’à partir de cinq heures, si je ne l’avais pas reprise moi-même avant cette heure-là.
Éprouvant le besoin de faire un peu d’exercice afin de calmer l’impatience qui bouillonnait dans mes veines, je ne pris pas de voiture, mais partis à pied pour la boutique. Aziz était un homme singulièrement déplaisant, mais c’était le seul survivant d’une famille qui avait eu des rapports étroits avec le Maître criminel. Son père et son frère avaient été impliqués dans le trafic illégal d’antiquités. Tous deux avaient connu des fins atroces l’année précédente, mais assurément pas de la main même de Sethos. Aziz avait hérité du stock d’antiquités de son père et peut-être (ainsi que je l’espérais) des relations entretenues par son père avec le génie du crime. De toute façon, cela valait la peine d’essayer.
Aziz était dehors devant sa boutique, hélant les passants pour qu’ils entrent jeter un coup d’œil sur ses marchandises. Il me reconnut immédiatement et s’engouffra dans la boutique.
C’était un souk miteux. Les vitrines et les rayonnages étaient remplis d’antiquités fausses, dont beaucoup avaient été fabriquées à Birmingham. Aziz était invisible. L’employé derrière la vitrine regardait fixement le rideau en mouvement que venait sans doute d’écarter son maître pour s’enfuir. Il n’y avait pas de clients. La plupart des touristes déjeunaient, et la boutique allait bientôt fermer pour l’après-midi.
— Dites à M. Aziz que je souhaite le voir, dis-je d’une voix forte. Comme je ne partirai pas avant qu’il sorte de là, il ferait mieux de se montrer tout de suite.
Je savais qu’Aziz était dans la pièce du fond et entendait tout ce que je disais. Il lui fallut quelques minutes pour se décider, lâche comme il était, mais il finit par apparaître, souriant de toutes ses dents. Les rides de son visage ressemblaient à des craquelures dans du plâtre ; on avait l’impression que, si le sourire s’élargissait encore, toute la façade allait s’effriter et s’écrouler.
Il m’accueillit avec force courbettes et cris de ravissement. Il était si heureux que j’honore son établissement. Que pouvait-il me montrer ? Il venait de recevoir un lot de brocarts de Damas, tissés de fils d’or…
N’appréciant guère M. Aziz, je ne fis aucun effort pour l’épargner.
— Je veux vous parler de Sethos, déclarai-je.
M. Aziz pâlit.
— Non, sitt, chuchota-t-il. Non, je vous en prie, sitt…
— Vous me connaissez, monsieur Aziz. Je n’ai rien d’autre à faire cet après-midi. Je peux attendre.
Avec une expression hargneuse, Aziz se tourna vers l’employé qui regardait, bouche bée. Il claqua des mains.
— Dehors, lança-t-il sèchement.
Une fois l’employé sorti, Aziz ferma la porte à clef et tira le rideau.
— Que vous ai-je fait, sitt, pour que vous souhaitiez ma mort ? s’exclama-t-il avec un air tragique. Ceux qui trahissent ce… cet individu… meurent. Si je savais quoi que ce soit de ce… cet individu… – ce qui n’est pas le cas, je le jure sur la tombe de mon père –, le simple fait qu’on vous ait entendue prononcer son nom dans ma boutique causerait ma perte.
— Mais si vous ne savez rien de lui, vous ne courez aucun danger, observai-je.
Le visage d’Aziz s’éclaira un peu.
— C’est exact.
— Que dit-on de lui dans les bazars ? Vous ne prenez aucun risque en répétant ce que sait tout le monde.
D’après Aziz, personne ne savait grand-chose, au fond, car les hommes de Sethos ne se répandaient pas en commérages sur son compte. Il n’était connu que par ses actes, mais même ceux-ci restaient obscurs, sa réputation étant telle que tous les crimes perpétrés au Caire étaient mis sur son compte. Aziz était persuadé que ce n’était nullement un être humain, mais un éfrit. On disait que même ses propres hommes ne connaissaient pas sa véritable identité. Il communiquait avec eux par le biais de messages laissés en des endroits convenus. Et les rares personnes qui l’avaient vu face à face savaient bien que le visage qu’il arborait ce jour-là n’était pas celui qu’il aurait le lendemain. Une fois lancé, Aziz se laissa entraîner par le sujet et devint intarissable, répétant les légendes qui entouraient ce mystérieux personnage. De fait, il s’agissait presque exclusivement de légendes – fables extravagantes qui ne tardaient pas à enrichir le folklore du milieu criminel.
— Très bien, dis-je en jetant un coup d’œil à ma montre. Je crois, monsieur Aziz, que vous m’avez dit tout ce que vous saviez. Sethos n’engagerait jamais un homme comme vous. Vous êtes trop lâche et vous parlez trop.
Il me fit sortir et ferma la porte à clef derrière moi. Je me retournai et vis son visage, luisant de sueur, qui m’observait d’un œil apeuré par une fente dans le rideau.
J’espérais qu’Emerson aurait obtenu de meilleurs résultats que moi, mais je craignis qu’il n’en fût rien. Grâce à un dosage d’habileté et de terreur, Sethos semblait avoir parfaitement réussi à brouiller les pistes. Si je n’avais pas eu la perspective du rendez-vous avec M. Gregson, j’aurais été quelque peu découragée.
J’arrivai au Café Oriental à une heure trente-cinq. Ne voyant pas M. Gregson, je m’assis à une table près de la porte, sans me soucier des regards curieux des autres clients. C’étaient tous des hommes. Je crois qu’une convention absurde veut que les femmes ne fréquentent pas les cafés. Soit M. Gregson ignorait cette règle tacite, soit il me faisait le compliment de comprendre que j’étais suprêmement indifférente à de tels usages.
J’appelai le garçon en frappant de mon ombrelle et en jetant un ordre bref en arabe, puis je commandai un café. M. Gregson arriva avant le café. J’avais oublié à quel point il était bel homme. Le sourire qui illuminait son visage adoucissait ses traits austères.
— Vous êtes venue ! s’exclama-t-il.
— Vous me l’avez demandé, n’est-ce pas ?
— Oui, mais j’osais à peine espérer… Non, ce n’est pas vrai, je sais quelle énergie vous anime. Je savais que vous vous précipiteriez là où des femmes de moindre valeur craindraient d’aller.
— Je ne me suis pas précipitée, monsieur Gregson. J’ai marché, et je suis entrée dans un café respectable plein de monde. Le seul danger auquel je me suis exposée, c’est celui de l’ostracisme social, et cela ne m’a jamais inquiétée.
— Ah, fit M. Gregson, mais je vais vous demander de m’accompagner dans un quartier qui n’est pas sans périls. Je vous dis franchement, madame Emerson…
Il s’interrompit au moment où le garçon apportait ma commande.
— Kahweh mingheir sukkar, commanda-t-il avec brusquerie.
— Vous parlez arabe ? m’enquis-je.
— Juste pour commander au restaurant et me plaindre des prix trop élevés.
Le garçon revint. M. Gregson leva sa tasse.
— À l’esprit d’aventure, dit-il avec gravité.
— À votre santé, répondis-je en levant ma tasse. Et maintenant, monsieur Gregson, vous me disiez franchement…
— Que vous seriez en droit de refuser de m’accompagner pour la mission dont je vais vous parler. Mais je crois avoir persuadé, dirons-nous, l’un des acolytes de Sethos de nous parler. J’ignore ce que sait cet individu, mais il a la réputation d’être extrêmement proche de ce génie du crime, et je crois que c’est une occasion à ne pas manquer. Je ne vous aurais pas entraînée là-dedans, mais l’homme a insisté pour que vous soyez présente. Il semble avoir confiance en vous pour le protéger…
— N’en dites pas plus, m’exclamai-je en me levant. Partons tout de suite !
— Vous n’hésitez pas, dit Gregson en me regardant avec curiosité. Je confesse qu’à votre place je me méfierais grandement d’une telle proposition.
— Ma foi, à cet égard, il est tout à fait compréhensible que cet individu me choisisse pour confidente. Vous êtes un inconnu, alors que, si je puis dire, ma réputation de droiture est célèbre. Il se peut même que cet homme soit quelqu’un que je connaisse personnellement ! Venez, monsieur Gregson, nous n’avons pas un instant à perdre.
À mesure que nous nous enfoncions dans le cœur de la vieille ville, les rues étroites et sinueuses se transformaient en un véritable labyrinthe, aux murs croulants et aux fenêtres brisées. Les balcons treillagés qui faisaient saillie tout en haut des vieilles maisons élevées masquaient la lumière du soleil, si bien que nous marchions dans une pénombre poussiéreuse. Il y avait peu d’Européens ou d’Anglais parmi les piétons. Certains d’entre eux trébuchaient, les yeux dans le vague, avec des regards fixes de drogués.
Comme les rues (si tant est que le terme soit le terme approprié) tournicotaient, je pouvais jeter des coups d’œil furtifs derrière moi. M. Gregson s’en aperçut.
— Vous n’êtes pas tranquille, dit-il sérieusement. Je n’aurais pas dû vous emmener. Si vous préférez retourner…
— Continuez de marcher, sifflai-je.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Nous sommes suivis.
— Quoi ?
— Continuez de marcher, vous dis-je. Ne tournez pas la tête.
— Vous vous trompez sûrement.
— Non. Il y a un homme derrière nous que j’ai déjà vu deux fois – une fois devant le Shepheard’s, et une autre fois traînant à proximité du café. Un individu maigre vêtu d’une gibbeh blanche et d’un turban bleu.
— Mais, madame Emerson, cette description s’appliquerait à la moitié des habitants du Caire.
— Il a bien veillé à se dissimuler le bas du visage à l’aide des manches de sa gibbeh. Je suis certaine qu’il nous suit. Et j’ai l’intention de le capturer. Suivez-moi !
Je me retournai brusquement et me ruai sur l’espion, brandissant mon ombrelle.
Ma soudaine attaque prit les deux hommes par surprise. Gregson lâcha un grognement alarmé, et notre poursuivant s’arrêta net, levant les bras pour tenter de se protéger la tête. En vain… Je fus trop rapide pour lui ! Je lui assenai un grand coup d’ombrelle sur le sommet du crâne. Il riboula des yeux et plia les genoux avant de s’effondrer dans un tourbillon de cotonnades blanches.
— Je le tiens, m’écriai-je en m’asseyant sur la poitrine de l’homme à terre. Ici, monsieur Gregson… Venez tout de suite, j’ai capturé l’espion !
La rue s’était vidée comme par enchantement. Je savais que des spectateurs nous épiaient, cachés dans l’embrasure des portes ou derrière les volets fermés, s’étant prudemment mis à l’abri. Gregson s’approcha de moi, sans me prodiguer les compliments enthousiastes auxquels je m’attendais.
Une voix étouffée murmura alors, pathétique :
— Sitt Hakim… Oh, sitt, j’ai l’impression que vous m’avez cassé la tête.
Je connaissais cette voix. D’une main tremblante, j’écartai les plis de tissu qui dissimulaient le visage de mon captif.
C’était Selim, le fils d’Abdullah – le jeune cadet chéri de cette fidèle famille. Et je l’avais assommé !
— Que diable fais-tu ici, Selim ? m’écriai-je. Non, ne me dis rien. C’est Emerson qui t’a envoyé. Tu es venu avec nous par le même train, dans une autre voiture… Tu m’espionnes depuis qu’Emerson et moi-même nous sommes séparés devant le Bâtiment de l’Administration !
— Je ne vous ai pas espionnée, sitt, protesta le garçon. J’ai veillé sur vous, je vous ai protégée ! Le Maître des Imprécations m’a fait l’honneur de me confier cette mission, et j’ai failli à la tâche… Je suis déshonoré… J’ai le cœur brisé… et la tête également, sitt. Je meurs. Faites mes adieux au Maître des Imprécations et à mon honorable père, à mes frères Ali, Hassan, et…
Je me remis debout et tendis une main à Selim.
— Relève-toi, petit sot. Tu n’es pas blessé. Les plis de ton turban ont amorti le coup et je crois que la peau n’est même pas entamée. Laisse-moi jeter un coup d’œil.
En réalité, la blessure de Selim n’était rien d’autre qu’une bosse en formation sur son crâne. Je pris une boîte de pommade dans la trousse à pharmacie accompagnant mes ustensiles et en enduisis la bosse. Après quoi j’emmaillotai la tête de Selim de bandages avant de lui remettre son turban. Celui-ci se dressait assez haut à cause des bandages, mais c’était inévitable.
M. Gregson nous observait sans dire le moindre mot. Son visage était curieusement inexpressif.
— Je vous demande pardon, monsieur Gregson, lui dis-je. Nous pouvons continuer à présent. Cela vous dérange-t-il que Selim nous suive, ou préférez-vous que je le renvoie ?
Gregson hésita. Avant qu’il ne puisse répondre, Selim poussa un hurlement de détresse.
— Non, sitt, non. Ne me renvoyez pas ! Je ne retournerai pas auprès du Maître des Imprécations sans vous. J’aimerais mieux m’enfuir. J’aimerais mieux m’enrôler dans l’armée. J’aimerais mieux prendre du poison et mourir !
— Tais-toi, dis-je avec colère. Monsieur Gregson ?
— Je crains que ce contretemps ne nous ait fait rater le rendez-vous, répondit Gregson. Vous feriez mieux de ramener à son maître votre garde du corps éploré.
— Je vous en prie, sitt, je vous en prie. (Selim, qui pleurait en effet toutes les larmes de son corps, me prit par le bras.) Emerson Effendi va me maudire et me prendre l’âme. Venez avec moi, ou je me couperai la langue avec mon couteau pour ne pas avoir à confesser mon échec. Je me crèverai les yeux pour ne pas voir sa mine terrible. Je me…
— Sapristi, m’exclamai-je. Il n’y a rien à faire, monsieur Gregson. Ne voulez-vous pas venir avec moi pour que je vous présente mon mari ? Il sera fort intéressé par tous les renseignements que vous pourrez lui communiquer.
— Pas aujourd’hui, repartit Gregson calmement. Si je pars tout de suite je pourrai peut-être voir la personne dont j’ai parlé afin de fixer un autre rendez-vous. Je pourrai peut-être aussi la persuader de laisser le Professeur nous accompagner la prochaine fois.
— Parfait, dis-je. Comment nous préviendrez-vous ?
— Je vous enverrai un coursier. Vous pouvez me laisser un message au Shepheard’s si vous avez des nouvelles. J’y passe presque chaque jour pour prendre mon courrier.
— Très bien.
Je tendis la main. Gregson la prit dans les siennes. C’étaient des mains blanches et soignées, mais les callosités de ses paumes et la force de ses longs doigts prouvaient que j’étais en présence d’un homme d’action autant que d’un gentleman.
— Nous nous reverrons, dit-il.
— Je l’espère. Et j’espère que j’aurai cette fois-là le plaisir de vous présenter mon mari.
— Oui, naturellement. À bientôt.
Il s’éloigna à grandes enjambées, puis, tournant le coin de la rue, il disparut de ma vue. Je commençai de rebrousser chemin, traînant Selim dans mon sillage inconsolable.
En fait, nous dûmes tous deux unir nos efforts pour retrouver notre route. Je ne me souvenais pas des divers tournants et zigzags, vu que je pensais que M. Gregson nous aurait raccompagnés ; quant à Selim, il avait été trop occupé à ne pas nous perdre de vue pour prêter attention au chemin. Nous finîmes toutefois par atteindre un quartier de la ville qui m’était familier, et de là le Mouski n’était pas loin. Je louai une voiture et ordonnai à Selim de s’asseoir à côté de moi.
— Maintenant, Selim, commençai-je, je ne veux pas te mettre dans une situation délicate vis-à-vis du professeur, mais je ne vois pas comment nous allons pouvoir passer sous silence ce qui s’est passé si nous disons la vérité.
Le garçon releva la tête.
— Oh, sitt, dit-il d’une voix tremblante. Je ferai tout ce que vous voudrez.
— Je ne mens jamais au professeur, Selim. (Selim eut un air accablé.) Cependant, rien ne nous empêche d’arranger un petit peu la vérité. Nous allons être obligés d’expliquer ta bosse à la tête.
— Je pourrais enlever les bandages, suggéra Selim avec empressement. Vous avez été très généreuse avec les bandages. Je n’en ai pas besoin.
— Non, il ne faut pas. Voici ce que je propose. Tu raconteras au professeur Emerson tout ce qui s’est passé jusqu’au moment où je t’ai découvert. Puis tu diras simplement que quelqu’un t’est tombé dessus et t’a agressé en te frappant avec un objet lourd.
— Quelqu’un m’a effectivement agressé, dit Selim.
— Précisément. Ce n’est pas faux. Omets le nom de ton agresseur. Laisse croire au professeur qu’il s’agissait d’un banal voleur. Entendant l’altercation, je me suis précipitée à ta rescousse.
— C’est parfait, s’exclama Selim.
— À cause de ta blessure, j’ai estimé nécessaire de revenir avec toi, poursuivis-je. Le coup à la tête t’a laissé groggy et les idées embrouillées. Si le professeur te pose des questions embarrassantes, tu pourras toujours dire que tu ne te rappelle plus.
L’admiration illumina les doux yeux marron du garçon.
— Sitt, vous êtes ma mère et mon père ! Vous êtes la femme la plus généreuse et la plus avisée !
— Tu sais à quel point je déteste la flagornerie, Selim. Tes louanges sont inutiles. Contente-toi de faire ce que je te dis et tout se passera bien. Euh… tu pourrais peut-être mettre la tête en arrière et tâcher d’avoir l’air à moitié évanoui. Voici l’hôtel, et je vois Emerson qui arpente la terrasse à grandes enjambées.
Selim s’affala en gémissant avec une telle conviction qu’en le voyant Emerson en oublia les remontrances qu’il avait l’intention de m’adresser.
— Crénom, cria-t-il en scrutant l’intérieur de la voiture. Que s’est-il passé ? Est-il mort ? Selim, mon garçon…
— Je ne suis pas mort, mais je suis mourant, grogna Selim. Honoré Maître des Imprécations, présentez mes respects à mon père, à ma mère, à mes frères Ali et Hassan, ainsi qu’à…
Je lui donnai subrepticement un petit coup de la pointe de mon ombrelle. Selim se redressa brusquement.
— Peut-être que je ne suis pas en train de mourir. Je crois que je vais me remettre.
Emerson monta dans la voiture et claqua la portière.
— À la gare, ordonna-t-il au cocher.
— Mais, Emerson, commençai-je. Ne voulez-vous pas savoir…
— Si, Peabody. Vous pourrez me raconter tout ça en chemin. Nous allons pouvoir prendre l’express de l’après-midi si nous nous dépêchons.
Il ôta prestement le turban de Selim. Le garçon poussa un épouvantable hurlement.
— Je reconnais là votre œuvre, Peabody. Tous ces insupportables bandages pour une malheureuse goutte de sang, hein ? Racontez-moi tout depuis le début.
L’histoire fut longue à raconter, car je dus commencer par ma rencontre avec M. Gregson, et au début Emerson m’interrompit tous les deux mots.
— Mais, Peabody, vous avez été folle, brailla-t-il, de suivre cet individu dans le cœur de la vieille ville sur la foi d’une histoire à dormir debout. Qui est-ce, du reste, ce bonhomme ? Vous ne le connaissez même pas !
Je persévérai, et lorsque nous arrivâmes à la gare, j’avais exposé la version arrangée de la vérité dont Selim et moi étions convenus. Emerson lâcha « Mmm » avec humeur pour tout commentaire. Jetant quelques pièces au cocher, il aida Selim à descendre de la voiture avec une douceur qui contrastait avec sa mine renfrognée et il nous entraîna vers le train au pas de gymnastique. Il y eut une petite altercation lorsque nous prîmes Selim avec nous dans une voiture de première classe. Mais Emerson fit taire le contrôleur avec une poignée de monnaie et quelques commentaires bien sentis, ce sur quoi les autres passagers s’éloignèrent en maugréant, mais pas très fort.
— Ah, fit Emerson d’une voix satisfaite. Très bien. Nous avons la voiture pour nous. Nous allons pouvoir discuter de votre histoire remarquable tout à loisir.
— D’abord, dis-je, espérant faire dévier la conversation, racontez-moi ce que vous avez appris au souk.
Il en avait appris – à l’en croire – plus que moi. L’une de ses connaissances, qu’Emerson préféra ne pas nommer, avait prétendu connaître l’assassin de Kalenischeff. Il s’agissait d’un tueur à gages. On disait qu’il effectuait parfois des missions pour Sethos, mais ce n’était pas un membre officiel de la bande. L’homme avait quitté Le Caire peu après la mort de Kalenischeff, et personne ne savait où le trouver.
— Mais, dit Emerson en plissant les yeux, je suis sur sa trace, Peabody. Il finira par revenir, car c’est au Caire qu’il sévit. Et l’on me préviendra alors.
— Mais cela peut prendre des semaines… des mois, m’exclamai-je.
— Si vous pensez pouvoir faire mieux, Peabody, je vous donne la permission d’essayer, repartit Emerson. (Puis il plaqua la main sur sa bouche.) Non ! Non ! Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je voulais dire…
— Peu importe, mon cher Emerson. Je n’avais nulle intention de critiquer. Seul vous pouviez en apprendre autant.
— Mmm, fit Emerson. Qu’avez-vous fabriqué, Peabody ? Vous ne me flattez que lorsque vous avez quelque chose à cacher.
— C’est injuste, Emerson. J’ai souvent…
— Vraiment ? Je ne me rappelle pas quand…
— J’ai le plus grand respect…
— Vous racontez constamment des histoires et…
— Je…
— Vous…
Selim poussa un gémissement et s’affala contre la large épaule d’Emerson. Je pris une flasque à ma ceinture, lui administrai une gorgée de brandy, et Selim déclara qu’il se sentait beaucoup mieux.
Je tendis la flasque à Emerson, qui but une gorgée d’un air distrait.
— Et maintenant, Peabody, dit-il aimablement, qu’avez-vous appris d’autre ?
Je lui parlai des garçons d’étage et lui racontai ma visite chez M. Aziz. Emerson secoua la tête.
— C’était une perte de temps, Peabody. J’aurais su vous dire qu’Aziz ne faisait pas partie de la bande. Il n’a pas l’intelligence requise ni… euh… l’estomac qu’il faut pour ça.
— C’est exactement ce que j’ai dit à Aziz, Emerson. Apparemment nous ne sommes guère plus avancés.
— C’est quand même un début. Je n’ai jamais pensé que nous mènerions à bien notre enquête en un jour.
— En effet, Emerson. Vous allez toujours droit à l’essentiel. Et, ajoutai-je avec espoir, peut-être, durant notre absence, Sethos a-t-il fait quelque chose qui nous en apprendra davantage. Il a peut-être attaqué l’enclos…